L’Encéphale (2016) 42, 1S3-1S11

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP

La cognition au cœur de la dépression Cognition – the core of major depressive disorder M. Polosan1*, C. Lemogne2, R. Jardri3, P. Fossati4 1Univ.

Grenoble Alpes ; Inserm U836, Grenoble Institut de Neurosciences, CHU de Grenoble, F-38000 Grenoble, France Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité ; AP-HP, Hôpitaux Universitaires Paris Ouest, Service de Psychiatrie de l’adulte et du sujet âgé ; Inserm U84, Centre Psychiatrie et Neurosciences, Paris, France 3SCA-Lab, CNRS UMR 9193 – Université de Lille & Service de Psychiatrie de l’Enfant & de l’Adolescent, CHRU de Lille 4Service de Psychiatrie d’Adultes & Equipe Neurosciences Sociales & Affectives ICM, UMR 7225/UMR_S 1127, UPMC/CNRS/ INSERM, Pavillon Clérambault, GH Pitié-Salpétrière, 47 Boulevard de l’hôpital, 75013 Paris 2Université

Mots-clés

Dépression ; Cognition ; Fonctionnement ; Outils d’évaluation

KEYWORDS

Major depressive disorder; Cognition; Functioning; Neuropsychological tools



Résumé  La reconnaissance de la place essentielle des troubles cognitifs dans le trouble de l’humeur dépressif récurrent est plutôt récente, alors même qu’ils font partie intégrante de la définition de l’état dépressif. Cette revue non exhaustive des principales méta-analyses de la littérature souligne la fréquence de ces déficits cognitifs, au-delà de la phase aigüe, et à des degrés variables, à tous les âges. Ces troubles concernent un spectre large de domaines allant de la cognition «  froide  » (attention, mémoire, fonctions exécutives) à la cognition « chaude » (biais émotionnel négatif), la cognition sociale (empathie, théorie de l’esprit), l’estime de soi. Différents facteurs, comme les caractéristiques cliniques de l’épisode dépressif, l’âge de début des troubles thymiques, les comorbidités etc. influencent la sévérité des troubles cognitifs, qui sont souvent corrélés à la sévérité de la dépression. Le lien entre les performances cognitives et le fonctionnement général est encore controversé et discuté à la lumière de la synthèse des dernières données. L’exploration de ces troubles cognitifs et de leur évolution avec le traitement nécessite des outils qui répondent à certains critères de sensibilité, fiabilité, de corrélation à l’état fonctionnel et de facilité d’utilisation. Le développement d’outils basés sur les technologies du numérique pourrait répondre à ces exigences et contribuer ainsi à prendre en considération les cibles cognitives spécifiques dans le traitement de la dépression. © L’Encéphale, Paris 2015 Summary  Cognitive deficits have been only recently recognized as a major phenotype determinant of major depressive disorder, although they are an integral part of the definition of the depressive state. Congruent evidence suggest that these cognitive deficits persist beyond the acute phase and may be identified at all ages. The aim of the current study was to review the main meta-analyses on cognition and depression, which encompasses a large range of cognitive domains. Therefore, we discuss the “cold” (attention, memory, executive functions) and “hot” (emotional bias) cognitive impairments in MDD, as well as those of social cognition domains (empathy, theory of mind). Several factors interfere with cognition in MDD such as clinical (melancholic, psychotic…) features, age, age of onset, illness severity, medication and comorbid condition. As still debated in the literature, the type of relationship between the severity of cognitive symptoms and functioning in depression is detailed, thus highlighting their predictive value of functional outcome, independently of the affective symptoms. A better identification of the cognitive deficits in

*Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (M. Polosan).

© L’Encéphale, Paris, 2016. Tous droits réservés.

1S4

M. Polosan et al.

MDD and a monitoring of the effects of different treatments require appropriate instruments, which may be developed by taking advantage of the increasing success of computing tools. Overall, current data suggest a core role for different cognitive deficits in MDD, therefore opening new perspectives for optimizing the treatment of depression. © L’Encéphale, Paris 2015

Introduction Dans ce travail nous présentons une revue non exhaustive des troubles cognitifs dans la dépression majeure unipolaire. L’existence de troubles cognitifs dans la dépression est admise depuis longtemps et les symptômes cognitifs, comme la diminution des capacités de concentration ou l’indécision, rentrent dans la définition même du syndrome dépressif, au-delà des symptômes émotionnels, somatiques, neurovégétatifs et comportementaux. Alors que les cliniciens se sont longtemps attachés à concevoir la dépression comme une pathologie des émotions et de l’humeur, la place essentielle occupée par les troubles cognitifs dans la dépression n’a été soulignée que plus récemment [1]. Les troubles cognitifs sont fréquents dans les troubles dépressifs et cela même chez l’adulte jeune [2], ou l’enfant ou adolescent [3]. On estime ainsi que ces troubles cognitifs sont présents 85-94 % du temps d’un épisode dépressif majeur [4]. De plus ces troubles cognitifs ne caractérisent pas uniquement les épisodes aigus de dépression. Parmi les patients répondeurs à un traitement (réduction symptomatique d’au moins 50 %), sans atteindre la rémission, 71 % d’entre eux expriment des symptômes cognitifs persistants –  comme les troubles de la concentration et de la décision [5]. Ces symptômes cognitifs sont présents dès le début de l’épisode dépressif et persistent après traitement. Presque la moitié des patients dépressifs considérés en rémission clinique selon des critères d’hétéro-évaluation, n’ont pas la même perception de leur état et se plaignent de symptômes résiduels [6]. Parmi les symptômes résiduels les plus persistants et gênants, les troubles de la concentration, l’asthénie et les troubles du sommeil sont présents jusqu’à 39-44 % du temps passé en rémission. Finalement les symptômes cognitifs sont des déterminants probables du fonctionnement psycho-social des patients dépressifs.

Nature des troubles cognitifs dans la dépression majeure La dépression peut affecter les compétences cognitives des sujets dans de nombreux domaines (attentionnel, mnésique, exécutif) et entrainer également des biais émotionnels, des perturbations des systèmes de traitement de la récompense et de la motivation. Les troubles de l’attention, de la mémoire, des fonctions exécutives constituent le champ de la cognition « froide », qui se réfère au traitement de l’information en absence d’influence de l’émotion. L’étude de l’influence des émotions et du contenu émotionnel sur le traitement cognitif des informations représente de son côté le domaine de la cognition « chaude ».

Une synthèse des troubles de la cognition froide dans la dépression a été tentée à plusieurs reprises via des métaanalyses qui ont pu préciser leur profil à travers un large panel d’épreuves cognitives. Au moins onze méta-analyses ont été consacrées à l’étude des troubles cognitifs dans la dépression unipolaire de l’adulte [7-13]. Trois méta-analyses ont évalué spécifiquement les capacités mnésiques dans la dépression [9,11,14]. Six méta-analyses ont évalué les fonctions cognitives en général  [7,10,12,15-17]. Une méta-analyse s’est particulièrement intéressée aux dépressions avec caractéristiques psychotiques [8] et une aux troubles exécutifs [13]. Les tableaux 1 et 2 résument les principales caractéristiques et les principaux résultats de chacune de ces méta-analyses. L’attention est un concept complexe qui peut être divisé en vitesse de traitement, attention sélective, attention soutenue et traitement automatique ; elle est intimement liée à d’autres domaines cognitifs, notamment la vitesse psychomotrice et les fonctions exécutives. Le déficit attentionnel constaté dans la dépression, tant dans la phase aiguë que lors de la rémission, apparaît plus net lors des tâches qui nécessitent un « effort » plus important, alors que les tâches explorant un traitement automatique peuvent montrer des performances satisfaisantes [18]. Concernant la mémoire, la méta-analyse de Burt et al. [14] indique que les sujets jeunes auraient des déficits mnésiques plus prononcés que les sujets plus âgés. Ceci pourrait s’expliquer de manière indirecte par la sévérité de la dépression, avec un début plus précoce, chez les premiers par rapport aux derniers. Malgré quelques résultats en apparence contradictoires en raison des caractéristiques cliniques différentes des patients étudiés, les déficits mnésiques apparaissent plus marqués en rappel libre qu’en rappel indicé et en reconnaissance avec un impact différent du matériel utilisé  : performances meilleures avec du matériel verbal que visuel pour le rappel [14] et la reconnaissance [9]. La mémoire autobiographique est définie comme la capacité à récupérer des informations personnelles, qui peuvent être des événements autobiographiques, relevant de la mémoire épisodique, ou des faits autobiographiques (comme le lieu de naissance etc.) qui relèvent de la mémoire sémantique. En phase aiguë de dépression, les patients rappellent, en réponse à des indices, des souvenirs faiblement spécifiques. Ceci s’explique surtout par un excès de souvenirs catégoriels, qui se réfèrent à des événements survenus plus d’une fois [19]. De plus, on peut également mettre en évidence un changement du point de vue lors du processus de reconstruction du souvenir  [20]. Ainsi chez les sujets déprimés par rapport à des témoins on constate l’adoption plus fréquente d’un point de vue « spectateur » lors de la reconstruction des souvenirs personnels au détriment d’un

La cognition au cœur de la dépression

1S5

Tableau 1. Principales caractéristiques des études de méta-analyses des déficits de mémoire dans la dépression. Critères d’inclusion

Âge des patients

Études (n)

Taille moyenne des effetsa

Variables affectant les performances

Burt et al (1995)

• Études publiées de 1966-1991 • Dépressions cliniques • Groupes contrôles non déprimés

1984 ans

122

rappel = 0,56 recob = 0,300,67

Âges : jeunes > vieux Hospitalisations unic + bipd > uni Traitements Valence émotionnelle Intervalle de rétention

Kindermann et al. (1997)

• Études publiées de 1973-1994 • Dépressions cliniques sans troubles médicaux • Âge >55 ans • Groupes contrôles non déprimés

> 55 ans

40

rappel = 0,63 reco = 0,71

unic + bipd > uni Traitements Niveau d’éducation Intervalle de rétention

William et al (2007)

• Études publiées de 1988-2004 • Dépressions cliniques sans troubles médicaux • Groupes contrôles non déprimés

11

rappel = 1,12

Antécédents de suicide Signes psychotiques Caractère saisonnier

aTaille

des effets d = [(moyenne des patients – moyenne des contrôles) / Écart-type de l’ensemble de la population] ; breco = reconnaissance ; cuni = unipolaires ; dbip = bipolaires

point de vue « acteur ». Cette transformation du point de vue serait plus prononcée pour les souvenirs positifs et serait en lien avec une sémantisation excessive de ces souvenirs dans la mémoire autobiographique. Les souvenirs positifs seraient moins pertinents pour le « self » du sujet en phase aiguë de dépression [20]. L’importance des dysfonctions exécutives dans la dépression a été montrée par différents travaux [13,21] avec une certaine hétérogénéité du profil des perturbations au sein de ces fonctions exécutives (FE). Les FE constituent des processus de haut niveau cognitif qui contrôlent et régulent des processus de plus bas niveau (perception, réponse motrice…) afin de guider, avec un certain coût (effort), le comportement vers un but précis. C’est en particulier le cas dans un contexte non routinier, qui requiert une adaptation. Les FE permettent une réponse flexible à l’environnement, en évitant de s’appuyer sur des habitudes, afin de prendre des décisions et d’évaluer les risques, de planifier l’avenir, d’anticiper, de séquencer les actions et de s’adapter aux situations nouvelles. Les principales composantes des FE sont représentées par la fonction de mise à jour / réactualisation (ajout dans la mémoire de travail d’informations pertinentes et suppression de celles devenues non pertinentes), la fonction de flexibilité et celle d’inhibition des réponses pré-potentes. On décrit également d’autres domaines de FE comme la mémoire de travail (verbale, visuo-spatiale) et la planification. Un rôle commun des FE serait de maintenir des informations pertinentes, à savoir le but et le contexte de l’information, en mémoire de travail [22]. L’hétérogénéité des résultats des études sur les FE dans la dépression peut être la conséquence de l’impact de certains facteurs comme la faible puissance statistique (nombre réduit de sujets étudiés) ou le faible nombre d’épreuves cognitives utilisées. Selon la méta-analyse de Snyder (2013), chez des sujets dépressifs versus des sujets sains appariés (âge, sexe, éducation) on retrouve une altération de tous les domaines des

FE (inhibition, mise à jour et flexibilité cognitive) avec une taille d’effet modérée à importante. Le ralentissement de la vitesse de traitement ne peut expliquer seul les déficits retrouvés en FE. Par ailleurs, l’inhibition semble être parmi les FE les plus altérées dans la dépression. L’étude de l’inhibition a été réalisée principalement via la tâche de Stroop, l’effet d’interférence (dit « effet Stroop ») dépendant des capacités de sélection et d’orientation de l’attention vers les représentations pertinentes pour la tache [23]. Le déficit en flexibilité mis en évidence dans la dépression doit être exploré davantage à l’avenir afin de dissocier ce qui est spécifique à la flexibilité de ce qui peut être dû à un déficit de séquençage, de vitesse de traitement ou de mémoire de travail, ce que les tâches les plus utilisées jusqu’à présent (ex  : Trail Making Test-B, Wisconsin Card Sorting Test) ne permettent pas. Pour la mémoire de travail, on a retrouvé un déficit au niveau des fonctions de réactualisation, manipulation ou maintien du contenu dans la mémoire de travail. Ces anomalies seraient plus sévères au niveau des deux premiers processus comparativement au niveau du maintien, et concerneraient surtout le matériel verbal par rapport au matériel visuo-spatial. La planification est une autre FE perturbée dans la dépression, qui comprend la formulation des objectifs, la sélection des actions, le séquençage et le maintien des actions dans la mémoire de travail, de même que le monitoring de la progression vers l’objectif fixé. La fluence verbale (FV) est une tâche complexe, impliquant d’alterner dans un temps limité des stratégies de regroupement de catégories (clustering) sémantique ou phonémique et de changer de catégories (switching). Le déficit est plus marqué pour la FV sémantique que phonémique, probablement en lien avec la nécessité d’une alternance plus importante entre les processus de switching et de clustering. Globalement, les différentes méta-analyses confirment que des déficits cognitifs significatifs sont observés dans toutes les tâches comprenant une contrainte de temps,

1S6

M. Polosan et al.

Tableau 2. Principales caractéristiques des méta-analyses des déficits cognitifs généraux dans la dépression Critères d’inclusion

Âge Études des patients (n)

Taille moyenne des effets principauxa

Veiel et al. (1997)

– études publiées de 1975-1995 < 60ans – dépression unipolaire (DSM) – groupes contrôles non déprimés – âge

[Cognition - the core of major depressive disorder].

Cognitive deficits have been only recently recognized as a major phenotype determinant of major depressive disorder, although they are an integral par...
224KB Sizes 3 Downloads 19 Views