Commentaire Les matrones et la réduction de la mortalité maternelle, une contribution au débat Pascale Hancart Petitet1

Résumé : Avec le présupposé que la biomédecine était capable de prévenir la majorité des morts maternelles, l’une des recommandations formulées en 1987 par l’Initiative Maternité Sans Risque était de former des matrones. Ces formations réalisées durant trois décennies sont souvent décrites comme étant un échec. Néanmoins, elles n’ont guère pris en compte l’hétérogénéité des statuts sociaux et pratiques des matrones, ni remis en question certaines méthodes pédagogiques essentiellement didactiques et souvent inappropriées. Ainsi, le débat relatif à la pertinence de ces formations est loin d’être clos. Dans cette perspective, l’ouvrage collectif L’art des matrones revisité. Naissances contemporaines en question dirigé par Pascale Hancart Petitet (2011) rassemble neuf contributions d’auteur(e)s dont l’objectif n’est nullement de remettre en cause les effets bénéfiques de la biomédicalisation de l’accouchement mais de montrer, comment, et pourquoi, se construisent les pratiques des matrones et les discours dont elles sont l’objet actuellement. (Global Health Promotion, 18(4): 31–34) Mots clés : déterminants de la santé, maternel, équité, justice sociale

Dans les pays du Sud, la limitation des budgets alloués au secteur de la santé, la privatisation des soins médicaux, l’accent donné à la technologie biomédicale et à la mise en place de programmes d’interventions selon des schémas verticaux associés parfois à des contextes économiques et politiques instables conduisent à observer les phénomènes suivants : selon les dernières estimations, un nombre absolu de 529 000 femmes meurent chaque année durant la grossesse, l’accouchement et dans les 40 jours qui suivent la naissance. Parmi ces femmes, 99.6% vivent dans des pays du Sud et dans des contextes économiques et sociaux où l’accès aux soins est limité. Dans certaines régions, en partie en raison de la guerre et de l’épidémie à VIH, la situation s’est dégradée (1). Pourtant, les initiatives menées pour réduire les taux de mortalité maternelle ont été nombreuses. Avec le présupposé que la biomédecine était capable

de prévenir la majorité des morts maternelles, l’une des trois recommandations, formulées en 1987 par l’Initiative Maternité Sans Risque, était de former des matrones quant aux principes de base en obstétrique et sur la reconnaissance des cas à référer. Pourtant, les formations de matrones, dans l’objectif de réduction de la mortalité maternelle, sont décrites comme étant majoritairement un échec (2–6). La persistance des taux élevés de mortalité maternelle, malgré le nombre considérable de formations réalisées durant trois décennies, ont conduit les experts de santé publique à revoir leur stratégie (7,8) et ceci pour trois raisons principales. Premièrement, il est documenté que dans tous les pays où les accoucheurs qualifiés sont plus de 80%, les taux de mortalité maternelle sont inférieurs à 200 (9). Lors de la session ICPD+5 tenue lors de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1999, il fut décidé que la proportion de l’ensemble des

1. Institut de Recherche pour le développement, UMI 233 & CRECSS, Université Paul Cézanne d’Aix Marseille, France. Correspondence à  : [email protected] Global Health Promotion 1757-9759; Vol 18(4): 31–34; 422963 Copyright © The Author(s) 2011, Reprints and permissions: http://www.sagepub.co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/1757975911422963 http://ghp.sagepub.com

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accouchements fait par des « accoucheurs qualifiés » devait atteindre les 80% en 2005, 85% en 2010 et 90% en 2015 (10,11). Selon ce schéma, les matrones, formées ou non dans un cadre biomédical, apparaissaient définitivement exclues de la catégorie des personnels de santé et les formations des matrones ne faisaient plus partie des sous-objectifs de la réduction de la mortalité maternelle (11). Deuxièmement, la mesure de la réduction de la mortalité maternelle s’avère depuis longtemps difficile, hormis dans des contextes où l’enregistrement rigoureux des cas de décès et de leur étiologie est réalisable (10,12). Il apparaît que le seul indicateur valide est celui représentant la proportion des accouchements faits par des accoucheurs qualifiés. Cela nécessite uniquement la consultation des registres des naissances dans les institutions médicales fréquentées par une population donnée. Enfin, parce que les matrones n’ont ni les moyens, ni les ressources de traiter les complications obstétricales, leur formation fut aussi considérée comme une perte de temps et d’argent (3). Pourtant, les nombreux travaux des sciences sociales conduits sur le sujet offrent des perspectives diverses sur les matrones et sur le système de naissance à domicile dans divers pays du Sud et permettent de poser le débat relatif à la pertinence de la formation des matrones en d’autres termes. Ainsi, des chercheurs soulèvent plusieurs questions relatives à la construction du pouvoir biomédical, en tant qu’imposition de valeurs normatives autour de la naissance. Ils décrivent comment la mise en œuvre du modèle biomédical de l’accouchement, conduit à des formes coercitives diverses pour les populations concernées et à la subordination des matrones aux représentants biomédicaux (13–15). Par exemple, ils montrent que les échecs des formations des matrones résultent principalement de l’utilisation de pratiques pédagogiques inappropriées et basées principalement sur des modes d’enseignement didactiques. Par ailleurs, l’hétérogénéité des statuts et des réseaux sociaux ainsi que les pratiques des matrones ne sont pas prises en compte. Ces travaux décrivent aussi les difficultés à mettre en œuvre les acquis de la formation. Ainsi, certaines matrones ont reçu des formations dont l’objectif était de les amener à accompagner les femmes à l’hôpital lors de l’apparition d’une complication obstétricale. Cependant, des facteurs divers font qu’il est parfois difficile pour les matrones de mettre en pratique les recommandations apprises. Par exemple, en zone

rurale en Inde du Nord, des auteurs ont mis en évidence les raisons pour lesquelles le pouvoir social des matrones est limité (16). Dans ces villages, ni les femmes ni les matrones ne choisissaient le lieu de l’accouchement. Les femmes hindoues et musulmanes, riches ou pauvres, accouchaient là où elles vivaient, et là où l’enfant était supposé avoir été conçu, c’est-à-dire dans la maison des parents de leur mari. Accoucher dans un lieu autre était considéré comme particulièrement choquant. Par ailleurs, les recommandations apprises ne sont pas non plus forcément appliquées lorsque les patientes refusent les nouvelles pratiques des matrones ou lorsqu’une matrone juge que cette pratique ne lui apporte aucun bénéfice (17). Par ailleurs, dans de nombreux contextes, la décision de référence à l’hôpital s’avère inapplicable en particulier pour des raisons économiques (14). Enfin, les dysfonctionnements des services biomédicaux sont eux-mêmes en cause dans l’échec des formations des matrones. En effet, le manque de personnel, d’équipement, d’organisation et de médicaments, les mauvaises expériences passées lors de recours aux soins à l’hôpital (délais trop importants ou absences de prise en charge, insultes et mauvais traitements du personnel hospitalier) font que les personnes refusent ou retardent un recours au soin biomédical (18). Récemment, de nombreuses études sont de nouveau conduites afin de mesurer l’impact de leurs activités sur certains indicateurs de santé dont la réduction de la mortalité maternelle et infantile (19–23). Des auteurs mettent en doute l’applicabilité de la recommandation de l’OMS relative à la mise en place des accouchements assistés par du personnel qualifié (24). D’autres travaux montrent que des formations de matrones se sont révélées efficaces dans certains domaines, comme la prévention de la transmission du VIH pour pallier les carences des services de soins au Zimbabwe (25), la prévention des violences sexuelles dans des zones en guerre comme le Chiapas et le Burundi (26) ou la promotion de la tétée immédiate en prévention de l’hémorragie du post-partum au Malawi (27). Enfin, plusieurs études concluent à un effet positif de certaines formations de matrones sur la réduction de la mortalité maternelle (22,23,27,28). Dans ce cas, les stratégies sont souvent intégrées et comprennent les volets de formation aptes à enseigner aux matrones comment prendre en charge des accouchements normaux, détecter à temps des com-

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plications obstétricales chez les femmes enceintes et orienter les femmes vers un niveau de soins supérieur lorsque cela est nécessaire. Ces formations s’emploient en particulier à développer et à maintenir les liens entre les accoucheuses traditionnelles et les services de soins obstétricaux essentiels (27). Par ailleurs, ces formations sont plus efficaces si elles sont couplées à la mise en place d’un centre de soins des urgences obstétricales (EOC) et d’un système de transport pour assurer ces transferts (29). Ainsi, le débat relatif à la pertinence des formations des matrones pour réduire la mortalité maternelle est loin d’être clos. Malgré l’engagement récent et sans précédent des bailleurs de fonds dans le domaine de la santé maternelle dans les pays du Sud, le contexte persistant d’inégalités d’accès aux soins de santé, et les crises actuelles et annoncées laissent penser que la bio médicalisation universelle de l’accouchement restera limitée et que les matrones continueront d’accompagner la venue au monde de nombreux êtres humains. Dans cette perspective, de nombreuses questions restent en suspens. Comment s’élaborent les rôles des matrones aujourd’hui ? Quels sont les processus de construction, de légitimation et de délégitimation des savoirs de ces praticiennes face au pouvoir biomédical ? Dans quelles mesures les politiques sanitaires autour de la naissance élaborées au Nord sont réinterprétées dans les pays du Sud par les acteurs en charge de programmes localement, par les acteurs de soins responsables des formations des matrones, par les matrones elles-mêmes, et par les personnes qui ont recours à leurs services ? Quelles nouvelles lectures des savoirs et des pratiques des matrones pouvons-nous faire lorsque la naissance se déroule en contexte de crise ? Autant d’aspects en lien avec le problème de la mortalité maternelle que l’ouvrage collectif L’art des matrones revisité. Naissances contemporaines en question (30)i propose d’interroger à partir de travaux d’auteur(e)s issu(e)s de disciplines diverses et menés dans les archipels des Antilles (Martinique) et des Mascareignes (La Réunion), en Asie (Afghanistan, Cambodge, Inde), en Afrique (Tchad, Burkina Faso, Burundi) et au Chiapas mexicain. L’objectif est d’approcher ces questions selon les points de vue des matrones, des femmes et des familles qui ont recours à leur services, des soignants du système biomédical, des représentants gouvernementaux et des organisations internationales et selon des perspectives diverses selon la place

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occupée par chaque auteur(e) dans son rapport à sa discipline et à son objet. Dès lors, il ne s’agit nullement de remettre en cause les effets bénéfiques de la biomédicalisation de l’accouchement mais de montrer, selon des échelles et des approches focales diverses, comment, et pourquoi, se construisent les pratiques des matrones et les discours dont elles sont l’objet actuellement. Note i. Cet ouvrage est en accès libre en ligne sur http : //whep. info/matrones/. La version papier est disponible sur  : http: //faustroll.net/commandes.htm.

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