Annals of Burns and Fire Disasters - vol. XXIX - n. 2 - June 2016

MÉCANISMES ET TRAITEMENT DE L’ANÉMIE AIGUË CHEZ LE BRÛLÉ GRAVE MECHANISMS AND TREATMENT OF ACUTE ANAEMIA IN SEVERE BURN PATIENTS

Siah S.,1,4* El Khatib K.,2,4 Messaoudi N.3,4 1 2 3 4

Service de Chirurgie Plastique et des Brûlés, Hôpital Militaire d’Instruction Mohamed V, Rabat, Maroc Service de Stomatologie et de Chirurgie Maxillo-Facial, Hôpital Militaire d’Instruction Mohamed V, Rabat, Maroc Laboratoire d’Hématologie, Hôpital Militaire d’Instruction Mohamed V, Rabat, Maroc Université Mohamed V, Souissi, Rabat, Maroc

RÉSUMÉ. Les brûlés graves présentent souvent, au cours de la phase aiguë, des anémies plus au moins profondes pouvant nécessiter des transfusions. L’anémie du brûlé a deux origines principales: le saignement péri-opératoire (des stratégies doivent être mises en place pour le réduire) et l’anémie de réanimation (que l’on peut en partie réduire en évitant les bilans inutiles) chez un patient ayant des troubles de l’hématopoïèse. Le traitement, chez ces patients à l’hématopoïèse altérée, repose sur la transfusion. Celle-ci n’est pas dénuée d’effets secondaires et une stratégie transfusionnelle restrictive doit être appliquée. Mots-clés: brûlés, anémie, physiopathologie, traitement, stratégie restrictive

SUMMARY. Acute anaemia requiring blood transfusion frequently occurs in severe burn patients. It has two major sources: perioperative bleeding (efforts have to be made to reduce it) and “intensive care anaemia” (therefore useless blood sampling should be avoided). In these patients with abnormal haematopoiesis, treatment is based on blood transfusion, which has its own side effects. Consequently, a restrictive strategy should be applied. Keywords: burns, anaemia, pathophysiology, treatment, restrictive strategy

Introduction

La définition de l’anémie retenue par l’OMS est: Hémoglobine (Hb) < 13g/dl chez l’homme, Hb < 12 g/dl chez la femme. Les patients brûlés présentent fréquemment une anémie, dès leur admission ou en cours d’hospitalisation, et l’on considère que 11% des patients brûlés seront transfusés.1 Cette anémie a une double origine: le saignement chirurgical et la spoliation sanguine en réanimation, dans un contexte de myélosuppression. L’hémolyse est une cause plus rare et la baisse du taux d’hémoglobine, fréquemment rencontrée en phase de réanimation initiale, est essentiellement le reflet d’une « fausse » anémie liée à l’hémodilution, conséquence de la réanimation hydro-électrolytique. Poluszny et al. ont proposé une classification des anémies chez les brûlés en deux types: les anémies aiguës par perte de sang et les anémies de réanimation.2 La probabilité de recours à la transfusion augmente avec la surface brûlée, si bien que 62% des patients brûlés sur plus de 20% SCT recevrons des produits sanguins labiles.1 Dans ce cas, 79% des patients reçoivent uniquement des concentrés de globules rouges (CG), 6% CG et Plasma Frais Congelé (PFC), et 15% CG, PFC et plaquettes (CP). Dans une série de 60 patients brûlés (sur 39,8% SCT en moyenne) ayant été transfusés, le nombre moyen de CG a été de 16,6.2

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Auteur correspondant: Pr Samir Siah, BP 8255, Nations Unies, Agdal, Rabat, Maroc Manuscrit: soumis le 07/06/2015, accepté le 23/10/2015.

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Les mécanismes physiopathologiques de l’anémie

L’anémie précoce a pour origines principales une consommation d’érythrocytes dans les thromboses que l’on observe dans les zones profondément brûlées, en particulier si elles sont électriques, et une hémolyse. Cette hémolyse, dont le mécanisme n’est pas clairement défini, semble dépendre de l’étendue et de la profondeur de la brûlure. Sur les frottis sanguin, plusieurs anomalies morphologiques des globules rouges ont été décrites (sphérocytose, schyzocytose…). L’hémolyse se produit immédiatement après la brûlure, probablement à cause de l’altération thermique des globules rouges au niveau des vaisseaux de la zone brûlée. Elle dure au moins 24 à 48 heures, consécutivement à la lyse splénique des hématies, moins altérées mais déformés.3 D’autres mécanismes ont pu être mis en évidence, en particulier la production d’hémolysines bactériennes en cas d’infection. Les principaux germes mis en cause sont les staphylocoques, les pyocyaniques, Acinetobacter et certaines E. coli. La sulfadiazine argentique, le nitrate d’argent le mafénide et la chlorhexidine ont été accusés de déclencher des hémolyses.4-7

L’anémie « de réanimation ». En 1986, Burnum montrait que le simple fait d’avoir mis en place un cathéter artériel aug-

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mentait significativement le nombre et le volume des prélèvements.8 En 2002, J.L. Vincent estimait le volume quotidien de sang prélevé aux fins de biologie se montait à avec 41,5 ml, ce qui était directement responsable de la transfusion de 2 culots globulaires.9 Deux décennies plus tard, ce sont exactement les mêmes constatations qui sont faites: les volumes quotidiens des prélèvements vont de 27 à 40 mL/j, et autour de 41 ml à l’admission en réanimation.10 Pour d’autres auteurs, le simple fait d’avoir mis en place un cathéter artériel augmentait significativement le nombre et le volume (62 +/- 29 mL /j,) la purge de la voie représentant plus de 25% de cette spoliation sanguine.10-13 Associées à ces pertes sanguines liées aux prélèvements, il existe de multiples causes de saignement (drains, poses de cathéters, circuit d’épuration extra-rénale…). Van Iperen a quantifié ces saignements sur 3 semaines, et a trouvé des volumes cumulés de 826 à 1548 mL.13 Une estimation, réalisée à partir de la variation des taux d’hémoglobine, retrouvait l’équivalent de 128 mL/j de perte sanguine. Ceci correspond à une perte en fer élément de 64 mg/j. Ainsi, environ 10% des patients hospitalisés en réanimation et développant une anémie auraient une carence martiale, les carences en B12 et folate étant exceptionnelle. Plusieurs études montrent que la brûlure grave entraîne une réduction de l’érythropoïèse.14,15 Dés les années 1950, il a été mis en évidence une dysfonction de la moelle lors des brûlures. Topley et al. montraient l’absence de réticulocytose significative, alors que le stimulus du à la réduction érythrocytaire était important.16 La production accrue de cytokines (TNFa, IL1) a un effet inhibiteur de l’érythropoïèse. Il a été constaté une baisse sensible et durable de l’activité de l’érythropoïétine chez les grands brûlés, ce malgré une production augmentée du fait de l’hypoxie rénale et des produits de dégradation érythrocytaire (en relation avec l’hémolyse intravasculaire initiale).14-16 L’indication d’un traitement par érythropoïétine recombinante (rhEPO) est discuté pour traiter l’anémie du brûlé grave. Dans une étude rétrospective, Vialet et al. ont montré que l’érythropoïétine et les réticulocytes peuvent être élevés, même sans traitement par érythropoïétine, chez l’enfant brûlé anémique hospitalisé en réanimation.17

Anémie aiguë per et post-opératoire. Si le saignement distillant en provenance de la zone brûlée n’est pas à passer sous silence, celui provenant de cette zone durant les interventions chirurgicales peut être majeur. La perte de sang dépend de la surface excisée, du type de chirurgie, du délai entre la chirurgie et la brûlure.18-20 Les prélèvements cutanés pour autogreffe sont très hémorragiques mais se tarissent rapidement. L’excision tangentielle entraine un saignement en nappe, dont le contrôle chirurgical est plus délicat. Les excisions « au fascia » (avulsions) permettent une meilleure hémostase chirurgicale mais sont plus délabrantes. Les pertes sanguines induites par une excision sont de 1,3 à 3 ml/cm² de surface corporelle excisée en peropératoire.21-23 Le moment de l’intervention est aussi important. Dans les premières 24 heures, le saignement est en moyenne de 80 à 100 ml pour 1% de surface excisée, alors qu’il peut être supérieur à 150 ml à partir du troisième jour. L’expérience nous montre que le volume du saignement chirurgical est difficile tant à prédire qu’à évaluer. L’évaluation du saignement per-opératoire est en effet difficile en raison de son caractère diffus si bien que, lors des excisions ou des prélèvements cutanés dépassant 10% de surface corporelle, il est souhaitable de mesurer les pertes sanguines par

pesée des compresses et des champs ou par méthode colorimétrique. L’hémostase au sérum adrénaliné est souvent utilisée. Dans l’étude de Schaden et al., le saignement chirurgical nécessite 4,8 CG, 5 PFC et 4 CP par séance chirurgicale.24 L’hypothermie aggravant le saignement (en obérant hémostase et coagulation), il convient d’opérer dans une salle maintenue à plus de 25°C (idéalement 30°C), d’utiliser des moyens de réchauffement externes et internes (réchauffement des liquides perfusés), de recouvrir les zones non opérées et de réaliser le pansement dés qu’une zone est opérée. Les excisions tangentielles et les zones donneuses saignent d’autant plus que la pression artérielle est élevée. Une systolique de 120 mm Hg est le maximum.25 Le traitement de l’anémie du brûlé

En raison du déficit de l’hématopoïèse, le traitement de l’anémie du patient brûlé est la transfusion. Mais cette dernière n’est pas dénuée d’effets secondaires. Les effets délétères sont la transmission d’agents infectieux, les accidents d’incompatibilité immunologique (première cause de décès lié à la transfusion), les réactions allergiques, le TRALI (Transfusion Related Acute Lung Injury), l’aggravation des atteintes respiratoires préexistantes, ce qui explique la fréquence des complications respiratoires post transfusionnelles chez le brûlé.25 La transfusion entraîne diminution de l’immunité cellulaire, pérennisation de l’inflammation, augmentation de l’incidence de SDRA, augmentation du risque infectieux, faisant conclure par Palmieri que la mortalité augmente de 13% par concentré globulaire.26 Le saignement chirurgical est à l’origine de 48% des transfusions. En per-opératoire, le transport d’oxygène est diminué par l’anémie et l’hypovolémie, la compensation du saignement doit être anticipée car il existe un délai incompressible pour délivrer les concentrés érythrocytaires.25 L’étude rétrospective, faite par Le Hot en 1987 sur les besoins en dérivés sanguins de 39 brûlés atteints sur plus de 40% de surface corporelle, a permis de proposer des modèles de calcul de l’estimation des besoins en dérivés sanguins, en fonction de la gravité, durant les différentes phases de la brûlure.21 Un taux d’hémoglobine de 10 g/l été retenu comme seuil transfusionnel dans cette étude. Actuellement, une stratégie transfusionnelle restrictive n’apparaît délétère ni chez l’adulte ni chez l’enfant et semble donc pouvoir être appliquée (seuils à 7g chez les patients « tout venant », 8-9 g en cas d’antécédents cardio-vasculaires, 10 g en cas d’insuffisance coronarienne aiguë, le tout à corréler à la tolérance clinique.27 Une étude rétrospective a été réalisée dans le service des brûlés de l’Hôpital Militaire d’Instruction Mohammed V de Rabat au Maroc, chez 14 patients, pour y déterminer la pratique de la transfusion sanguine pour anémie post-opératoire. Elle montre que la moitié des transfusions de l’hôpital a été réalisée au bénéfice des brûlés, avec des seuils de 7g/dl pour les patients sans antécédents cardiovasculaires et de 10 g/dl pour les sujets ayant ces antécédents. La pratique de la transfusion sanguine dans notre service répond par conséquent à une stratégie transfusionnelle restrictive, suivant ainsi les recommandations de la conférence de consensus sur les apports d’érythrocytes pour la compensation des pertes sanguines en chirurgie de l’adulte, stratégie semblant dorénavant appliquée par tous.27 Encore convient – il de se poser la question du retentissement d’une telle anémie sur la cicatrisation et l’intégration des greffes. Les concentrés glo109

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bulaires doivent être systématiquement déleucocytés (rôle dans le TRALI), phénotypés chez les sujets jeunes ou en cas de transfusions itératives (cas habituel chez le brûlé), CMVchez l’enfant et la femme enceinte, compatibilisés en cas de présence d’anticorps irréguliers. La durée de conservation préalable semble n’avoir que peu d’incidence sur le rendement transfusionnel. Les techniques d’autotransfusion, immédiate (Cell Saver) comme différée, sont irréalisables voire irréalistes (différée) chez les brûlés. EPO et fer sont mal adaptés à la physiopathologie de l’anémie des brûlés.25

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Conclusion

L’anémie du brûlé grave est plurifactorielle. Elle est surtout liée à l’hémorragie lors des gestes chirurgicaux et à la réanimation. Après une période d’adaptation, les réanimateurs brûlologues adhèrent maintenant à la stratégie transfusionnelle restrictive admise en réanimation générale. L’EPO comme le fer n’ont pas leur place chez le brûlé. La prescription raisonnée des prélèvements sanguins à visée biologique doit permettre de limiter, en partie, l’anémie de réanimation.

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Mécanismes et traitement de l’anémie aiguë chez le brûlé grave.

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